1- Friedrich Adolf Bergmann
La main reposant sur un bâton, au pied d’une petite colline, Friedrich regarda dans les visages crispés des hommes qu’il devait mener là où l’ennemi avait pris position. Il ne fut jamais confiant
en s‘approchant des Français. Une erreur et il ne retournerait pas vivant de sa mission. Pour un instant, il songea à sa famille, mais il mit cette pensée rapidement de côté. Sa main effleura son
visage buriné par le temps et sans rien dire, il fit un signe de la tête aux soldats. Voilà le signal. En avant, marche ! En tant que garde forestier, il connut chaque arbre et chaque branche, il eut
le pied ferme sur les cailloux, ses protégés le suivirent de près. Sans faire de bruit, les silhouettes noires passèrent entre les hêtres et les chênes, penchées, les armes sur les épaules.
Soudainement, Friedrich s‘arrêta. Il mit l’index devant sa bouche pour les avertir. Quelque chose sembla l’intriguer. Trempé et gelé par le froid, le groupe s’immobilisa. Aucun des hommes n’osa
respirer. On n’entendit que le fracas de la pluie qui tomba sur le feuillage sans pitié. Puis un éclair illumina la forêt. Pendant une fraction de seconde, Friedrich regarda dans des visages pâles,
terrifiés… avant d’entendre un éclat assourdissant, tel un coup de fouet. Un cri horrible et l’enfer se déchaîna. Autour de lui, les hommes baissèrent vite leur armes, se jetèrent par terre, on
entendit des tirs et de courts ordres criés à gauche et à droite. Comme à travers un écran de brume, il entendit quelqu’un crier « Repli ! ». Le son de sa propre voix retentissant dans le bois
l’effraya. Il fallait faire vite pour les mener en bas, en empruntant le sentier. Ses pieds trouvèrent automatiquement leur chemin. Dans son dos, il entendit les hommes haleter et gémir. Il fallait
continuer, toujours continuer vers la vallée. Ce ne fut que là-bas qu’il put se faire une idée. La situation était grave. Certains n’étaient pas arrivés jusque-là. Ils étaient perdus. Un jeune homme
fut porté par deux de ses camarades, la respiration râlante, du sang sortit de sa bouche ouverte et lorsqu’il tenta de parler, on n’entendit qu’un horrible gargouillement. Friedrich mena le groupe
jusqu’à la porte du curé. C’était tout ce qu’il put encore faire. Il fit un signe de la tête pour dire au revoir avant de rentrer chez lui. Arrivé dans son jardin, il resta immobile devant le vieux
poirier, toucha son tronc avec sa main rugueuse et ferma les yeux. En les rouvrant, il sut que ce n’avait pas été la dernière fois qu’il allait soutenir les troupes prussiennes. Il ne devait pas les
laisser tomber. Surtout pas après cette terrible nuit.